Présentation détaillée

Numérisation du travail :

Enjeux juridiques en santé et sécurité au travail

 Vivent Bonnin, ERDP EA1230, Université de Poitiers,

Laurence Gatti ERDP EA 1230,Université de Poitiers

Loïc Lerouge, COMPTRASEC UMR 5114, CNRS - Université de Bordeaux

  Le travail traverse aujourd’hui une période cruciale tant il est agité par l’évolution ultra-rapide des technologies numériques qui remet en cause sa nature même. Au travers des travaux de l’INRS intitulés « Plateformisation 2027 », il est montré combien le « monde du travail assiste à une profonde transformation de ses modèles d’organisation, de production et de commercialisation »[1]. Cette nouvelle façon de travailler entraîne des bouleversements concernant la protection de la santé au travail en raison de la création croissante d’emplois en marge du salariat. Ces « nouveaux travailleurs » ne bénéficient ainsi plus de la protection du statut de travailleur salarié.

 Des travaux émergent sur la remise en question de l’application des politiques de prévention des risques professionnels par la numérisation du travail, notamment par le phénomène de plateformisation, mais aussi par le recours de plus en plus fréquent au télétravail souhaité ou induit par des réorganisations. Cependant, il existe encore peu de travaux juridiques sur le sujet de la numérisation du travail et les problématiques soulevées dans le champ du droit.

 Une des questions sous-jacentes est la mise en tension de la santé – et du droit à la santé – avec l’emploi – et du droit à l’emploi – par le truchement d’un accès numérique direct à différentes formes de travail sans protection juridique et qui ignore le droit à la protection de la santé auquel chaque citoyen à droit. Du côté du télétravailleur, la question qui se pose est celle du respect du droit de la santé au travail malgré l’éloignement du milieu de travail occasionné par cette forme de collaboration. La numérisation du travail amène aussi à s’interroger sur la connections/déconnection au travail, la conciliation des temps personnels et professionnels, mais aussi le présentéisme. Aujourd’hui, et dans l’avenir, comment garantir un même niveau de respect du droit à la protection de la santé physique et mentale des travailleurs dans un monde du travail en mutation numérique ?

 En conséquence, l’approche juridique de la santé du travailleur dans une relation de travail numérisée passe d’abord par la mesure du travail propre à ces nouvelles conditions. Cette mesure est importante non seulement pour apprécier la valeur économique de ce travail (le prix s’il est indépendant, le salaire s’il est subordonné[2]), mais aussi les effets sur la personne du travailleur. Tenir compte des évolutions de la subordination semble ici important. Si de nouvelles formes de travail indépendant émergent, il est très probable que la subordination, qui est pour une part une forme de domination symbolique, voit ses symboles changer sous l’effet de la numérisation. Cette évolution influence ou met en question l’approche et la qualification juridiques des travailleurs concernés et donc du régime juridique applicable notamment en matière de santé au travail.

 La valeur économique du travail peut reposer sur le temps de connexion, mais aussi sur la charge de travail et le rythme de traitement des informations reçues ou entrées par le travailleur. L’intensité ainsi définie peut retentir sur la santé, physique et mentale, du travailleur. Le choix des paramètres ou indicateurs est important. Le possible décalage entre le travail réel et le travail mesuré est au cœur du sujet. Plus largement d’ailleurs, la numérisation de la mesure du travail, quel que soit le contenu de ce travail, ne doit pas être négligée. En effet, il est possible que, pour apprécier les facteurs de pénibilité notamment, des outils numériques soient employés. Peuvent être relevées les fréquences cardiaques, la tension artérielle, les contractions musculaires, etc.

 Plus particulièrement, la déconnexion va devenir un élément important de définition du temps libre du travailleur. Les modes de déconnexion seront aussi déterminants : un simple droit de ne pas consulter, une fermeture de l’accès aux outils numériques du travailleur ou, à l’inverse, une impossibilité de se connecter produisent des conséquences différentes en termes de charge de travail. Il faut aussi tenir compte de la possibilité de travailler hors connexion, lorsque les outils numériques permettent cette autonomie.

 Un second volet est celui de la sociabilité du travail. Quels qu’en soient les caractères, subordonné ou non, le travail est toujours destiné à autrui et passe par des liens d’obligation, conventionnelle ou légale. Le sens du travail dans le cadre numérisé est interrogé. Sans doute est-ce ici que la santé mentale du travailleur est la plus exposée. L’identification du ou des interlocuteurs, la définition des finalités du travail, la possibilité d’échange et d’ajustement des comportements, la délimitation de la sphère d’autonomie du travailleur, ainsi que la précision des conséquences et sanctions en cas de dysfonctionnement de l’organisation ou de défaillance du travailleur, sont indispensables à la santé au travail. Dans ces différentes phases, la fixation de procédures permettant au travailleur de connaître le contenu et la destination de son travail paraît indispensable. L’idée selon laquelle la fixation de règles d’organisation et la formalisation des comportements sont susceptibles de prévenir les risques liés à la santé mentale est peut-être à expérimenter : une nouvelle civilité numérisée ?

 L’enjeu majeur de cette journée d’études organisée par l’Équipe de recherche en droit privé de l’Université de Poitiers (ERDP) et le Centre de droit comparé du travail et de sécurité sociale (CNRS-Université de Bordeaux), sera de déterminer si les normes juridiques ont un rôle à jouer et par quels moyens dans le débat d’une meilleure prise en compte de la santé dans un contexte de numérisation croissante du travail.



[1] Voir le communiqué de presse de l’INRS en suivant le lien : http://www.inrs.fr/header/presse/cp-plateformisation-2027.html

[2] Il est désormais établi que l’outil informatique peut être, sous certaines formes, un moyen de dépendance ou d’addiction.

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